Erreurs judiciaires
Denis Salas
© Éditions Dalloz, 2015
SOMMAIRE
Introduction. Erreur liberticide, erreur d’impunité
Qu’entendre par erreur judiciaire ? Son double visage
Le système de justice en question
L’objet de cet ouvrage
I. La condamnation d’innocents
A. L’erreur liberticide, une tradition dreyfusarde
B. Aux États-Unis, une approche pragmatique
C. Trois procès français en révision
II. L’impunité des coupables
A. L’erreur d’impunité
B. L’erreur d’appréciation du juge
III. Comment réparer ? Comment prévenir ?
A. La révision des condamnations en débat
B. La détention injustifiée
C. La responsabilité civile de l’État ou la déconstruction des décisions de justice
D. La faute disciplinaire et ses limites
E. La prévention des erreurs judiciaires
Conclusion. Les larmes de Raymond Mis
Bibliographie
Annexes
I. Constitution de la République française
II. Ordonnance no 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature
III. Statut de la magistrature
IV. Code civil
V. Code pénal
VI. Code de procédure pénale
VII. Code de l’organisation judiciaire
VIII. Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (Rome, 4 novembre 1950)
IX. Cour d’appel de Paris, 1re ch. A, 25 octobre 2000 - Responsabilité de l’État pour fonctionnement défectueux du service de la justice
X. Cour de cassation. Assemblée plénière, 23 février 2001, no 99-16.165

« C’est à dessein qu’évoquant des souvenirs d’enfance, je nomme l’injuste et non le juste… Notre première entrée dans la région du droit n’a-t-elle pas été marquée par le cri : « c’est injuste ! ».

Introduction
Erreur liberticide, erreur d’impunité

Dans son récit Le contexte, l’écrivain italien Leonardo Sciascia raconte l’enquête menée par l’inspecteur de police Rogas sur une série de meurtres de magistrats. Il en vient à faire l’hypothèse que le tueur, victime d’une erreur judiciaire, a décidé de se venger de tous les juges qui ont contribué à sa condamnation. Convaincu que le prochain sur la liste est le président de la cour suprême, Rogas (en latin, « tu interroges ») tente de le mettre en garde. Mais le président le prend de haut. Il soutient que l’erreur judiciaire est une impossibilité ontologique. L’œuvre de justice étant infaillible parce que d’origine sacrée, comment pourrait-elle être remise en cause ? La chose jugée ne tient-elle pas lieu de vérité ? Il montre au policier le manuscrit auquel il a consacré sa vie : un traité sur la réfutation des thèses de Voltaire dans l’affaire Calas. Il prétend que l’office du juge, au cours de l’audience, réalise, à la manière de l’eucharistie, une transsubstantiation de la loi. Comment parler d’erreur en cet instant sans commettre une offense à un acte sacré ? « Aucune sentence n’a répandu de sang sur mes mains, aucune n’a maculé ma toge… ». Pourtant ce président, peu après, sera lui aussi mystérieusement assassiné.

Est-ce le souvenir de cette tradition d’infaillibilité ? Le terme erreur judiciaire est singulièrement absent des textes juridiques. Peu de commentaire, peu de travaux lui sont consacrés. S’il n’y figure pas, son ombre est omniprésente. L’expression est usuelle et apparaît régulièrement dans la presse, la littérature ou les écrans. Tout se passe comme si, mis à part les avocats, la justice ne regardait pas en face cette négation d’elle-même, lui refusait l’accès à son langage. Fait-elle honte ou fait-elle peur ? Menace-t-elle tant l’ordre des codes ? Pourquoi le droit a-t-il tant de mal à se saisir de ses erreurs alors que la société se passionne pour ses récits ? Peut-on y déceler la trace de cette infaillibilité ontologique qu’évoque le personnage de Sciascia ? Est-ce la pesanteur du procès distancié et argumentatif qui s’oppose aux moments éruptifs du sentiment d’injustice ? Ou est-ce parce que les magistrats redoutent l’offense faite à leur office alors qu’avocats et journalistes plus éloquents à son sujet, y voient la promesse d’un combat glorieux ?

Qu’entendre par erreur judiciaire ? Son double visage

La genèse du mot lui-même est éclairante. L’expression erreur judiciaire n’est pas prononcée au cours de l’affaire Calas. En ces années 1760, Voltaire veut surtout lutter contre le fanatisme qui aveugle les juges. Exégète, historien, enquêteur, il se bat avant tout contre l’intolérance. Il faut attendre la fin du XIXe siècle et l’affaire Dreyfus pour que l’expression apparaisse chez les dreyfusards. Alors même que cet officier juif était condamné et déporté, l’écrivain Bernard Lazare cherche la vérité derrière ce qu’il désigne comme « l’erreur judiciaire » : l’antisémitisme. Moment déterminant pour éclairer les combats ultérieurs contre l’injustice. C’est une presse libre qui accueille la protestation des « intellectuels » – cet autre mot qui apparaît à l’époque –, lancée aux juges, du moins à ceux qui seraient prêts à l’accepter. Tout se passe depuis lors comme si l’erreur judiciaire était immuablement liée à cette protestation d’innocence contre l’injustice.

Mais cette faille de la justice provoque une cascade de conséquences inédites. Nous vivons dans des sociétés individualistes, fluides, moins englobées par le collectif et nécessairement plus fragiles. Aujourd’hui, la déchirure du lien social causé par le crime est plus profonde, plus intime. La parole de la victime exprime une indignation d’une ampleur inédite. Une question iconoclaste surgit : pourquoi se révolter devant l’innocence d’un condamné et se taire devant l’impunité ? Pourquoi la criminalité impunie dont les victimes subissent les conséquences ne mériterait-elle pas notre attention ? Une telle approche suppose de penser l’activité judiciaire comme une activité à risque ; d’abord pour un accusé qui peut subir une erreur à son détriment ; mais aussi pour tous ceux qui subissent le défaut de protection de l’État. Ainsi se dessine un scandale au double visage : celui de l’erreur liberticide qui frappe l’innocent à tort et un visage encore voilé, à peine entrevu, dès lors qu’un coupable reste impuni et que j’appellerai dans ce livre l’erreur d’impunité.

Le système de justice en question

Pour introduire cette approche nouvelle, il faut rompre avec les catégories établies. La définition légale enferme l’erreur judiciaire dans la problématique de la révision. « Erreur de fait qui, commise par une juridiction de jugement dans son appréciation de la culpabilité d’une personne poursuivie, peut, si elle a entraîné une condamnation définitive, être réparée sous certaines conditions au moyen d’un pourvoi en révision ». Une triple limite borne cette notion : limite organique (erreur d’une juridiction de jugement), procédurale (condamnation définitive) et substantielle (appréciation erronée de la culpabilité). L’erreur ainsi encastrée dans une catégorie juridique ne peut être pensée avec toute la liberté souhaitable. Une chose est de garantir une certaine sécurité à l’activité judiciaire. Autre chose de comprendre celle-ci comme un fait social, ce qui suppose de se détacher de la norme juridique.

Dans ce livre, je penserai le sens de l’erreur dans le champ pénal à l’échelle de l’institution qui la porte et dans la culture politique qui la structure. De quelque manière qu’elle se manifeste, la décision erronée d’un juge ou d’un tribunal n’est jamais seule en cause. Elle n’est pas limitée à une décision, encore moins à une décision définitive et possiblement révisable. Elle est prise en amont et en aval par une chaîne d’interactions, un peu comme la flèche de l’arc n’atteint son but que si la corde est tendue d’une main ferme, l’arc robuste et la cible à sa portée. Pour bien viser, il faut certes lâcher la flèche au bon moment mais aussi disposer de bons appuis et de solides références qui permettent le geste juste.

Si nous acceptons de briser ce moule juridique, le paysage se modifie. Dans nos sociétés démocratiques, une haute exigence affecte les institutions qui ont en charge de dire le juste. Le scandale surgit d’une inversion tragique de leur mission, quand le « mal-jugé » permute avec le « bien-jugé », quand il y a trahison du bien commun, quand il y a abus de pouvoirs de la part de ses garants. Faut-il parler des « fautes » à caractère disciplinaire, de « fiascos » judiciaires (terme utilisé par les médias) ou de « dysfonctionnements » ce qui semble plus proche de la réalité ? Les mots manquent tant nous oscillons entre le déni de la faute et l’évidence du scandale, tant tout cela paraît ordinaire pour les uns et exceptionnel pour les autres. Nous ne savons guère cerner ce fait social complexe qui est au carrefour d’un moment procédural, d’une tragédie individuelle et d’une émotion collective. Un saut conceptuel est indispensable malgré la crainte paralysante d’une exploitation malveillante des failles qu’elle révèle.

Si on admet – ce qui sera mon hypothèse – qu’il y a une mutation de l’histoire du sens de l’injustice, que l’erreur affecte autant le condamné innocent que le coupable impuni, dans ces deux cas, elle déborde l’acte de juger pour s’étendre à son organisation tout entière. Nous entrons dans le nouvel âge de la responsabilité du juge à qui on impute tantôt un excès, tantôt un défaut d’appréciation. Celui-ci est en bout de chaîne, tributaire des filières d’où lui parviennent ses dossiers et des moyens attribués pour les traiter. Il subit les effets d’anticipation des choix policiers et parquetiers. Nullement omniscient, il se prononce, certes en conscience, mais dans un cadre organisationnel dont il n’est pas maître. Sa connaissance est limitée, son raisonnement configuré, son choix pour une part, prédéterminé… mais les conséquences de ses décisions ne sont imputables qu’à lui. Conscient que toute erreur fautive est collective, l’État en assume désormais la réparation sans qu’il renonce pour autant à poursuivre le décideur fautif.

L’objet de cet ouvrage

« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous » disait Kafka dans sa correspondance. Dans cet esprit, ce petit livre affiche une transgression en brisant en deux la notion d’erreur judiciaire. Il suppose que les lecteurs juristes abandonnent, le temps de la lecture au moins, les catégories qui leur sont familières pour penser l’acte de justice comme une activité à risque.

Longtemps cette activité fut sacralisée mais aussi – et peut-être à cause de cela – minimisée et instrumentalisée. À mesure cependant que la justice joue un rôle central dans la cité, il n’est pas étonnant que l’imputation de l’erreur s’intensifie. Dès lors que son autonomie décisionnelle devient incontestable, qu’il touche à des enjeux de société et des centres de pouvoir, son processus décisionnel change d’échelle. En somme, il y a un prix à payer à cette avancée sur le terrain des valeurs et du pouvoir. Plus elle sera attendue, plus la décision de justice sera exposée et les erreurs visibles. Plus elle prétendra restaurer l’intégrité de l’instance politique, elle qui ne devrait en être que le garant, moins elle sera épargnée. Une responsabilité repensée – dans l’action et la sanction – ne peut pas ne pas être exigée en contrepartie de cette position nouvelle.

Cette mutation affecte le système décisionnel en entier dont l’intégrité se révèle faillible à mesure que son rôle s’accroît et que sa structure apparaît inadaptée. Tout cela entraîne ces dernières années des enquêtes parlementaires ou administratives, des débats publics, des témoignages innombrables, des mises en cause de magistrats et des réformes législatives. Songeons, par exemple, à la présence de l’avocat pendant la garde à vue depuis une date très récente (2011) en nous rappelant combien le poids des aveux forcés à, ce stade de la procédure, sont générateurs d’erreurs judiciaires.

L’étude des formes de réparation dont je parlerai couvre tout le spectre des erreurs fautives ou non, collectives ou individuelles, de la justice pénale. Au fur et à mesure, au cours de ma recherche, que je recomposais les contours du concept, les modes de réparations se réorganisaient. Leur développement récent m’apparut comme une attestation de ma propre thèse. L’erreur s’apparente à une brûlure permanente qui s’apaisera d’autant moins qu’au cri de l’innocent s’ajoute désormais celui de la victime. Il ne s’agit pas de mettre le feu à la magistrature en élargissant la notion d’erreur judiciaire, en portant la plume dans la plaie. Il s’agit de regarder en face un système décisionnel pensé à une autre époque pour une société qui n’est plus la nôtre. À l’infaillibilité abstraite de jadis, succède un indispensable travail sur la faillibilité de l’institution.

Qu’elle concerne l’innocent condamné (I) ou le coupable impuni (II), qu’elle se répare par la voie procédurale (dans le premier cas) ou par la voie indemnitaire (dans le second), l’erreur est une composante de tout système de justice qui nécessite de penser une culture de la fiabilité (III).

I. La condamnation d’innocents

« C’est dans le nouveau regard

que porte sur moi au-delà de mes proches,

la société tout entière

que je me sens lavé de l’accusation ».

Si toute société punit celui qui enfreint ses lois, elle ne tolère pas moins qu’on se méprenne sur l’auteur. Les scandales qui en résultent interrogent les ressorts moraux d’une collectivité. Ils contestent et débordent l’instance du jugement sans cesser de l’interroger. C’est leur aptitude à dire le juste, parfois malgré elles, qui est exigée des institutions. Qu’il ait lieu en France ou aux États-Unis, le combat en faveur des innocents a pour scène l’espace public. La société s’arroge le pouvoir de les juger, lance une accusation contre eux et teste sa force en fonction des soutiens qu’elle recueille.

Ce passage par l’espace public est essentiel. « Le caractère déviant ou non d’un acte dépend de la manière dont les autres réagissent, écrit Howard Becker. Vous pouvez commettre un inceste clanique et n’avoir à subir que des commérages tant que personne ne porte une accusation publique ; mais si cette accusation est portée, vous serez conduit à la mort ». Pour qu’une rumeur cesse d’être un simple commérage, il faut qu’une fraction de la société se révolte contre le scandale de l’innocent accusé, jeté en prison ou condamné à tort. Il faut viser ce moment où tous attendent qu’une réparation éclatante soit due à ceux dont la vie a injustement été brisée. La révolte est un défi à la justice instituée au nom d’un idéal qu’elle a trahi. Toute affaire est une épreuve plus qu’une dénonciation ; elle cherche un dépassement non une rupture.

La campagne en faveur de l’innocent injustement frappé se manifeste avec éclat depuis le XVIIIe siècle dès lors qu’un espace public autorise à juger des décisions publiques. C’est un face-à-face entre le monopole étatique du pouvoir et un espace public symbolisé par la presse et le livre. Tout se passe comme si deux puissances se mesuraient à cette occasion. L’une exprime le tribunal de l’opinion ; l’autre celui de la souveraineté ; l’une proclame la culpabilité d’un homme comme une vérité ; l’autre y voit une injustice, ouvre une contre-enquête, crée un courant d’opinion contraire, lui oppose une « sainte indignation ». Cet appel à une instance supérieure (le tribunal de l’opinion) provoque une crise de la légitimité politique qui permettra de rapprocher la société d’un nouveau contrat social proclamé en 1789. De Voltaire à Zola et Sartre, la démocratie doit beaucoup à cette chronique des injustices scandaleuses.

A. L’erreur liberticide, une tradition dreyfusarde

Voltaire a ouvert la voie. Face à l’injustice, il faut crier plus fort son innocence, forcer l’attention. « Criez et qu’on crie ! » était son mot d’ordre pendant l’affaire Calas. Ce combat est aléatoire et sans certitude s’il ne prend pas rapidement de la hauteur.

Voltaire le sait. Pour construire une affaire, il cherche à universaliser la cause. Pour bâtir un contre-récit, il faut désingulariser son point de départ, porter dans l’espace public l’intolérable atteinte aux droits de l’Homme qu’elle recèle. Cette mobilisation permet malgré ces obstacles de transformer une accusation en une cause. La lutte de Voltaire pour faire innocenter Calas en est la figure inaugurale ; l’affaire Dreyfus en est la réinterprétation.