Propriété littéraire et artistique
5e édition
2015
André Lucas
professeur émérite de l'Université de Nantes
© Éditions Dalloz 2015
Selon le Code de la propriété intellectuelle (CPI), dont la partie législative a été adoptée le 1er juillet 1992, et qui regroupait à l'origine les lois du 11 mars 1957 et du 3 juillet 1985, la propriété littéraire et artistique comprend le « droit d'auteur » et les « droits voisins du droit d'auteur ». Le droit d'auteur comprend l'ensemble des prérogatives, d'ordre moral et d'ordre patrimonial, reconnues aux auteurs d'œuvres de l'esprit. Les droits voisins désignent les prérogatives reconnues aux auxiliaires de la création littéraire et artistique que sont les artistes-interprètes, les producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes, ainsi que les entreprises de communication audiovisuelle. Si l'on s'en tient aux termes de la loi, les droits des producteurs de bases de données sont des droits spécifiques. Nous verrons qu'en réalité ils participent de la nature des droits voisins.
L'appellation « propriété littéraire et artistique », peu usitée à l'étranger, est traditionnelle en France. Loin d'être une approximation, le mot « propriété » peut, nous le démontrerons, être pris dans son sens technique de droit réel opposable à tous. Il est vrai que la connotation esthétique des épithètes « littéraires » et « artistiques » cadre mal avec certaines évolutions récentes, par exemple avec l'extension de la protection aux logiciels d'ordinateurs, ce qui explique sans doute que certains préfèrent parler de droit d'auteur et de droits voisins.
Comme toujours, l'histoire est éclairante. Le premier enseignement est qu'elle est récente. Aucune trace de droit d'auteur à Rome, même si les auteurs ont monnayé des manuscrits à un prix supérieur à celui du parchemin nu, et même si le plagiat y est dénoncé comme un vol (faute de sanction, la réprobation reste d'ordre déontologique), ni au Moyen Âge, où personne ne songe à revendiquer la qualité d'auteur.
Tout change avec l'apparition de l'imprimerie qui va donner au débat une dimension économique et provoquer l'intervention royale. En France, le premier privilège semble avoir été celui accordé en 1507 par Louis XII pour les épîtres de saint Paul. Certes, il s'agit avant tout de stimuler l'activité économique et l'intervention royale répond aussi parfois à des considérations de police, de sorte que l'auteur n'est pas au centre du dispositif. Ainsi verra-t-on Guillaume de Luynes, libraire, obtenir en 1660 le privilège de faire imprimer, vendre et débiter Les précieuses ridicules pendant cinq ans contre l'avis de Molière qui ne voulait pas de cette publication et qui s'en plaint dans la préface. Mais le privilège a aussi pour but d'encourager la création elle-même, finalité qui n'est pas étrangère au droit d'auteur moderne. Il arrive d'ailleurs qu'il soit accordé directement à l'auteur et non à l'imprimeur (à Rabelais en 1545, au joueur de luth d'Henri II en 1551).
Sous l'influence des idées nouvelles (Locke, les physiocrates, Rousseau), la jurisprudence du Conseil du roi va progressivement recentrer sur la personne de l'auteur le privilège conçu dans l'intérêt des imprimeurs, en saisissant l'occasion de la querelle entre libraires parisiens et provinciaux qui s'abritent les uns et les autres derrière les auteurs pour défendre leurs propres intérêts.
Le tournant décisif est pris avec un arrêt réglementaire du 30 août 1777 qui consacre tout à la fois les droits des libraires et ceux des auteurs, mais en prenant bien soin de les distinguer. L'exclusivité accordée au libraire a une finalité purement économique et elle est temporaire. Au contraire, celle qui est reconnue à l'auteur, même si elle trouve sa source dans une « grâce » royale, s'analyse comme une « propriété de droit ».
Après l'abolition des privilèges, le relais est pris par les lois des 13-19 janvier 1791 et 19-24 juillet 1793 consacrant respectivement le droit de représentation des auteurs d'œuvres dramatiques et le droit de reproduction des auteurs « d'écrits en tout genre », des compositeurs de musique, peintres et dessinateurs. La référence insistante du législateur au droit de propriété et des rapporteurs (Le Chapelier et Lakanal) au droit naturel atteste d'une rupture par rapport au droit antérieur. Mais, outre que le langage utilisé ici est plus philosophique que juridique, l'avancée réalisée par les deux lois reste, au fond, modeste. Celle de 1791 n'a pas pour objet de consacrer le droit des auteurs, elle est avant tout, comme l'indique son titre, un texte sur « les spectacles ». Celle de 1793 subordonne la poursuite en justice des contrefacteurs au dépôt à la Bibliothèque nationale ou au cabinet des estampes de la République, ce qui cadre mal avec la justification en termes de droit naturel. L'une et l'autre marquent même un recul par rapport à l'arrêt du Conseil du roi de 1777 en abandonnant le principe de la perpétuité du droit exclusif, pour s'en tenir à une durée post mortem de cinq ans pour la première, de dix ans pour la seconde.
Le droit d'auteur, en tout cas, est né. Enfin, presque. Car il lui manque sa composante essentielle, le droit moral, qui marque la spécificité de la propriété littéraire et artistique par rapport à la propriété intellectuelle en général (qui inclut notamment les brevets et les marques) et par rapport à la nébuleuse « propriété incorporelle » (qui inclut les fonds de commerce et les clientèles). Ce sera l'affaire d'une jurisprudence féconde dont les apports, sur ce point et sur bien d'autres, seront codifiés par la grande loi du 11 mars 1957, laquelle, pour cette raison, a été une bonne loi.
Sans rompre avec la conception personnaliste du droit français, la loi du 3 juillet 1985 marque une nette inflexion en affirmant clairement la dimension économique du droit d'auteur et des droits voisins (qu'elle consacre tardivement).
La codification réalisée par la loi du 1er juillet 1992 n'a pas affecté le fond du droit. En principe au moins, car certains réaménagements, apparemment purement techniques, ne sont pas neutres. Ainsi de la suppression du titre V de la loi du 3 juillet 1985 relatif aux logiciels, dont les articles se trouvent « ventilés » au sein des autres dispositions, ce qui témoigne de la volonté de les soumettre, sauf exception, au droit commun.
La dimension internationale de la propriété littéraire et artistique a très vite été perçue comme essentielle. D'où la convention de Berne du 9 septembre 1886, plusieurs fois révisée, qui reste le texte fondamental. Elle est gérée par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), sous l'égide de laquelle ont été signés, lors d'une conférence diplomatique en décembre 1996, deux traités ayant pour but premier l'adaptation du droit international de la propriété littéraire et artistique à l'environnement numérique : le traité de l'OMPI sur le droit d'auteur (WCT) et le traité de l'OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (WPPT), auxquels se sont ajoutés, en 2012, le Traité de Beijing sur les interprétations et exécutions audiovisuelles, et, en 2013, le Traité de Marrakech visant à faciliter l'accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés aux œuvres publiées. On doit tenir compte par ailleurs, pour compléter le tableau, de l'Accord ADPIC (Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), constituant le volet propriété intellectuelle du Traité de Marrakech du 15 avril 1994, lequel a créé l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Cet instrument international comporte des dispositions de droit substantiel consacrées au droit d'auteur et aux droits voisins, ainsi que d'autres, très importantes en pratique, sur la mise en œuvre effective des droits de propriété intellectuelle.
Voilà d'où vient la propriété littéraire et artistique. Il est plus difficile de savoir où elle va. Car le temps est aux turbulences. Le progrès technique lance de nouveaux défis. La révolution numérique permet de stocker indifféremment et sans limitation, sur de nouveaux supports, des signes, des sons ou des images qui peuvent être restitués sans déperdition aux utilisateurs en fonction de leurs besoins propres, et qui peuvent être transmis en une fraction de seconde à l'autre bout du monde. Comment ces nouvelles techniques de reproduction et de communication pourraient-elles rester sans conséquences ? Le personnalisme du droit français est déjà miné par la logique de marché, qui tend à remplacer le public par une cible de « consommateurs » de « produits culturels » et à ramener le monopole à une technique de rémunération d'un investissement. L'influence du copyright (américain surtout), dont la dimension économique a toujours été prééminente, joue dans le même sens.
Ajoutons l'incidence du droit de l'Union européenne. Le rapprochement des législations des États membres, que rend nécessaire l'établissement du grand marché intérieur, a conduit à l'adoption de nombreuses directives, la plus ambitieuse étant celle du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information. Il fait peser pour les États dont le niveau de protection est très élevé (c'est le cas de la France) le risque d'une régression. Fort heureusement, la menace ne s'est pas concrétisée à ce jour, le bilan de l'harmonisation étant plutôt positif. Tout de même, la tendance du droit européen à privilégier l'économie par rapport à la culture incite à la circonspection, même si l'article 167 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), en visant spécifiquement les « aspects culturels » de la construction européenne, est de nature à fonder une approche plus équilibrée. Et les intentions affichées par la Commission européenne investie en 2014 ne sont pas particulièrement rassurantes.
Dès lors, le discours sur le droit naturel devient moins crédible et se trouve relancé le débat sur le fondement du droit d'auteur. Doit-on se résoudre à laisser celui-ci devenir un simple élément de la stratégie des industriels de la communication, voire un simple objet de spéculation (pensons aux « portefeuilles de droits audiovisuels »), en ramenant l'auteur à un fournisseur, dont la rémunération est à intégrer dans le coût global d'exploitation, ou faut-il continuer à lui imprimer une logique propre, au service de la création ? Et, à l'autre bout de la chaîne, comment conjurer la menace que font peser sur le droit d'auteur ces « cyber-consommateurs », de plus en plus organisés et bien relayés sur le plan médiatique, qui veulent accéder à tout, tout de suite et gratuitement ? Le législateur n'a pas voulu baisser la garde et il a choisi, sous la pression de certains représentants des titulaires de droits, la voie, qu'il a crue équilibrée, de la « riposte graduée ». Mais il est allé de déconvenue en déconvenue, épinglé à répétition par le Conseil constitutionnel qui veillait au grain des libertés. D'où l'empilement de lois (1er août 2006, 12 juin 2009, 28 octobre 2009) et la mise en place de la fameuse « Hadopi » (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) qui, à peine installée, a été soumise au feu de la critique et dont la pérennité est aujourd'hui menacée.
Cet activisme législatif déraisonnable montre bien que la voie répressive n'apporte pas la solution à tous les problèmes posés par le nouvel environnement technique, économique et sociétal. Il faudra bien explorer, on l'espère de manière plus sereine, d'autres pistes.
Bien que les droits voisins aient été construits par référence au « modèle » du droit d'auteur (titre I), ce qui autorise à transposer certains développements, ils représentent une catégorie suffisamment autonome (et d'ailleurs hétérogène) pour justifier une étude distincte (titre II).
Lire aussi
– Dietz A., « La place du droit d'auteur dans la hiérarchie des normes : la question constitutionnelle », in Regards sur les sources du droit d'auteur, Congrès ALAI 2005, Paris, p. 43-54
– Farchy J., « L'analyse économique des fondements du droit d'auteur : une approche réductrice pourtant indispensable », Propr. intell. 2006, p. 388-395
– Lucas A., « L'intérêt général dans l'évolution du droit d'auteur », in L'intérêt général dans l'accès à l'information en propriété intellectuelle, Colloque de l'Université libre de Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 80-91
– Lucas A., Lucas H.-J. et Lucas-Schloetter A., Traité de la propriété littéraire et artistique, LexisNexis, 4e éd., 2012, nos 5 et s.
– Rideau F., La formation du droit de la propriété littéraire en France et en Grande-Bretagne : une convergence oubliée, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2004
– Strowel A., Droit d'auteur et copyright, Divergences et convergences, Étude de droit comparé, Bibliothèque de la faculté de droit de l'Université catholique de Louvain, tome XXIV, Bruxelles, Bruylant, et Paris, LGDJ, 1993
Le plus simple est de s'en tenir à l'ordre du Code de la propriété intellectuelle en traitant successivement des œuvres, des auteurs et des droits.
La loi est fort discrète sur le champ d'application de la protection, l'article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle se bornant à énoncer que « les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination ». Il faut donc scruter la jurisprudence pour connaître les conditions de la protection (section 1). En revanche, l'article L. 112-2 est plus prolixe, qui donne une longue liste d'œuvres protégeables, conduisant à s'interroger sur les catégories d'œuvres (section 2).
Conditions de la protection des œuvres
Il est hors de doute que la protection légale n'est subordonnée à aucune formalité. La solution inverse serait ouvertement contraire à l'article 5.2 de la convention de Berne. L'article L. 111-1, alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle le confirme en disposant que l'auteur jouit d'un monopole « du seul fait de sa création », précision qui suffit à établir que le dépôt légal, rénové par la loi du 20 juin 1992, bien qu'obligatoire, n'exerce aucune incidence sur la naissance du droit d'auteur.
C'est donc uniquement vers les conditions de fond que l'attention se tourne. On peut alors, même si l'exercice n'est pas totalement dépourvu d'artifice (tant les questions sont liées), distinguer deux exigences. Pour donner prise au droit d'auteur, il faut que la création soit, pour reprendre les termes de la loi, une « œuvre de l'esprit » (I), et il faut aussi que cette œuvre de l'esprit soit originale (II).
I – Notion d'œuvre de l'esprit
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on disserte sur la notion de création littéraire ou artistique. Question clé sur le plan conceptuel, un peu académique si l'on en juge par la consultation des recueils de jurisprudence, mais « incontournable ».
L'expression « œuvre de l'esprit » n'est en effet guère éclairante. Pour faire gros, et faute de pouvoir scruter les intentions d'un législateur qui semble avoir évité soigneusement la difficulté (l'article L. 112-2 contient une longue liste d'œuvres considérées comme des œuvres de l'esprit, mais dont il n'y a pas grand-chose à tirer pour conceptualiser), on peut tenter de cerner la notion en avançant qu'une œuvre de l'esprit, c'est d'abord une création intellectuelle (A), et c'est ensuite une création de forme (B).
Il est communément admis que l'œuvre de l'esprit doit procéder d'une activité créative.