Au commencement était la prostitution, pourrait-on dire si l’on se fie aux innombrables déclarations selon lesquelles elle serait « le plus vieux métier du monde ». Pas question de trancher sur l’antériorité de telle ou telle activité professionnelle. Il s’agit plutôt d’indiquer ce que l’on sait en ce domaine depuis l’Antiquité et même en des temps plus reculés et non pas de s’interroger sur d’hypothétiques transactions plus anciennes, comme « une passe dans la grotte contre un morceau de mammouth rapporté par le vaillant chasseur ». « Tout commence à Babylone » écrit Jean Bottéro, l’historien par excellence de la Mésopotamie. Contrée qui avec l’Égypte utilisa l’écriture et nous légua des pièces attestant l’existence de « spécialistes » de l’amour dit libre, en d’autres termes de prostitué(e)s des deux sexes.
Entre 3000 avant Jésus-Christ et l’approche de notre ère, un demi-million de tablettes gravées en Mésopotamie seraient parvenues jusqu’à nous. On apprend donc que, si les Mésopotamiens traitaient les prostitué(e)s comme des marginaux et les méprisaient, l’amour « libre » n’en faisait pas moins partie de la « culture raffinée ». Jean Bottéro évoque aussi un mythe sumérien selon lequel un homme élevé dans la steppe avec les bêtes sauvages, découvrit la culture grâce à « six jours et sept nuits d’étreinte » avec une prostituée, envoyée auprès de lui pour le ramener à la civilisation. Ne voulant plus la quitter, il la suivit en ville (Jean Bottéro, « Tout commence à Babylone », Amour et sexualité en Occident. Introduction de Georges Duby, Le Seuil, 1991, pp. 17-36).
On ne remontera ici qu’aux IVe, Ve voire VIe siècles avant Jésus-Christ en évoquant des sources tour à tour discutées, critiquées et pourtant souvent retenues. Place donc à Hérodote (vers 484-vers 420 avant notre ère) que Cicéron considérait comme « le père de l’histoire », que Thucydide et Plutarque mettaient en cause, mais que les découvertes archéologiques du XXe siècle ont réhabilité sur certains points. Ayant beaucoup voyagé, Hérodote a relaté ses nombreuses observations dans un ouvrage unique, écrit en grec ancien et appelé Histoires ou Enquête. En neuf volumes (découpage a posteriori), sont décrites les coutumes de l’Asie Mineure, de la Grèce, de l’Empire perse, de l’Égypte, etc. Et, la plupart du temps, celles concernant la prostitution. D’autres prosateurs ont également confirmé son existence et ses modalités. Ce qui permet d’avoir quelques aperçus sur ce qui se passait au VIe siècle avant Jésus-Christ. Ainsi, Solon, qui à cette époque fonde à Athènes la République, crée dans la ville des établissements municipaux, ancêtres des bordels, où argent et sexe peuvent être échangés. La Bible renvoie elle aussi à ces temps anciens-là. Donc « le plus vieux métier du monde » ? On ne sait pas mais, sans conteste, une très vieille pratique. À l’origine de laquelle on trouve notamment la prostitution sacrée et le sens de l’hospitalité.
D’après Jean Bottéro (in Mésopotamie : l’écriture, la raison et les dieux, Gallimard, 1997), la prostitution sacrée naît lorsque des femmes stériles s’offrent à tous pour honorer la déesse de la fertilité, Inanna à Sumer (qui sera Ishtar à Babylone). Une façon de jouer un rôle dans une société qui stigmatise la non-procréation. De même, des hommes se trouvant (du fait d’une malformation) dans l’incapacité d’engendrer, deviennent des prostitués voués à la déesse. Là encore, ils remplissent une fonction venant compenser leur impossibilité de participer à l’accroissement de la population. D’une manière générale, les hommes qui recourent aux services des prostituées sacrées (appelées aussi hiérodules) en espèrent un renforcement de leur capacité génitale et au-delà, de leurs biens.
L’hospitalité aurait également joué un rôle dans l’émergence de la pratique prostitutionnelle. Le voyageur qui frappait à une porte inconnue était accueilli par un repas et un toit. Auxquels s’ajoutait parfois la « compagnie » de la femme ou de la fille de l’hôte. S’il laissait en partant un cadeau, donc une sorte de rémunération, l’échange en question ne signalait-il pas l’existence de cette prostitution hospitalière ?
Outre le culte de diverses divinités, il faut rappeler, pour ces sociétés, l’importance de l’esclavage. Des propriétaires d’esclaves les louent à des clients. Et pour ne pas tarir leurs revenus, font avorter les femmes lorsqu’elles « tombent » enceintes. Dans la Rome antique, les esclaves mâles sont également mis à la disposition de relations du maître, pour entretenir des liens (aussi bien politiques que sociaux). Les esclaves affranchis peuvent se prostituer (moyennant finances) mais doivent continuer à donner du plaisir sexuel à leur ancien maître (sans être, dans ce cas-là, rémunérés).
Solon remplit d’esclaves ses « maisons » municipales. Mais ces établissements reçoivent aussi des femmes libres se trouvant sans ressources après la perte de parents ou d’un mari. Des taxes sont versées à l’État par ces « bordels » (le terme n’existe pas encore) qui accueillent des marins et auraient permis l’édification de temples.
Ces « maisons » offrent des garçons esclaves. Témoignant, s’il en était besoin, des activités pédérastiques des Grecs, qui les fréquentent notamment pour des pratiques réprouvées à l’époque : si la relation éraste (amant) / éromène (aimé) est parfaitement admise (à condition que l’amant soit « actif » et l’éromène « passif »), le premier n’est pas censé exiger du second une fellation. Mais il peut la demander à l’esclave-homme du bordel de l’époque. Ce recours aux esclaves est d’autant plus « légitime » qu’un citoyen ne peut pas se livrer à la prostitution, sous peine de perdre ses droits civiques.
Très vite toutefois, à côté (ou à la suite ?) de ces types de prostitution, se développe celle qui allait perdurer au long des siècles, légale ou soumise à nombre de restrictions : celle des femmes « indépendantes », qui s’offrent dans les tavernes, les ports, les rues, et autour des temples.
Le recours à des prostitué(e)s est d’autant plus accepté et – semble-t-il – répandu qu’il faut éviter aux jeunes hommes célibataires libres d’être soumis à l’abstinence, ou de séduire des femmes « défendues » (épouses ou filles de citoyens libres). Par ailleurs le goût des fêtes des plus riches implique que les longs repas arrosés et accompagnés de chants, danses, musique, soient agrémentés de la présence de prostituées n’étant pas des esclaves, mais de belles femmes talentueuses, voire artistes.
Dans ce domaine comme dans bien d’autres, il existe une hiérarchie au sein des personnes qui se prostituent.
Ainsi, dans la Grèce antique, on distingue les « pornai » qui peuvent être des esclaves détenues par un propriétaire, de fait un proxénète, des prostituées qui se sont affranchies et qui paient une taxe à la ville d’Athènes où elles doivent se faire enregistrer (elles seraient un peu plus chères que les précédentes), les hétaïres qui n’offrent pas seulement des services sexuels mais peuvent participer à des banquets, ce qui suppose une éducation et une culture les distinguant des deux premières catégories. Elles sont parfois les maîtresses de personnalités riches et connues : on donne en exemple Aspasie, maîtresse de Périclès (au Ve siècle av. J.-C.), puis Théodote (chère à Alcibiade), Phryné qui inspire à son amant Praxitèle l’Aphrodite de Cnide, et encore Thaïs (maîtresse d’Alexandre puis de Ptolémée Ier). Leurs tarifs sont à l’évidence supérieurs à ceux des prostituées citées plus haut, qui reçoivent des marins, mais plus largement des amateurs pauvres.
À Rome, une hiérarchie est également respectée selon que les prostituées sont « publiques » ou « entretenues ». Et au sein même de ces deux vastes catégories, des distinctions sont opérées à partir de critères bien précis (allant du « rang » au lieu d’habitation, et aux tarifs). Une tenue vestimentaire est de surcroît imposée aux prostituées pour qu’on ne les confonde pas avec les matrones (citoyennes) : elles doivent porter une tunique courte (alors que les premières revêtent la tunique longue) et n’ont pas droit aux bandelettes utilisées pour soutenir les poitrines.
La prostitution n’est donc pas interdite. Bien au contraire. Les prostitué(e)s répondent à un besoin qui réside à cette époque dans la double protection des citoyennes et filles de citoyennes : contre les assauts des nombreux célibataires à qui il est difficile d’imposer la continence, contre les maris demandeurs de certaines pratiques, satisfaites dès lors par celles qu’ils rémunèrent. Mais ces femmes ne sont pas pour autant mises sur le même plan que les autres. Si elles sont moins méprisées qu’elles ne le deviendront au fil des siècles, elles ne peuvent par exemple épouser un citoyen athénien. À Rome, elles sont démunies de certains droits civils. Ainsi « dans l’incapacité légale d’accepter des legs ou des héritages, ne pouvant témoigner en justice, elle est à la merci de la dénonciation d’un client rancunier ou d’un père soucieux de protéger la vertu de son fils qui peuvent la faire expulser de Rome » (Catherine Salles, « Les prostituées de Rome », in Amour et sexualité en Occident. Introduction de Georges Duby, Le Seuil, 1991, p. 85). Catherine Salles note que les Romains, chez qui la prostitution diffère peu de celle pratiquée chez les Grecs, rejettent sur ces derniers la responsabilité des conduites réprouvées des prostitué(e)s. Cela étant, ils estiment leur fréquentation légitime, car « les prostituées romaines ont pour fonction essentielle de préserver la famille en évitant aux hommes les dangers de l’adultère et en les poussant vers les plaisirs sans lendemain et sans conséquence donnés par des professionnelles » (ibid., p. 80). Ils condamnent en revanche les dépenses trop importantes, l’argent qui risque ainsi d’être dilapidé si la dépendance devient trop forte.
Ajoutons à ces données les « preuves » apportées par les découvertes faites à Pompéi et la légendaire figure de Messaline (25-48), impératrice insatiable qui œuvre la nuit dans les lupanars. Troisième épouse de l’empereur Claude, mère de Britannicus et d’Octavie, elle meurt tragiquement au début de notre ère.
Au total, dans l’Antiquité gréco-romaine, mais bien avant sur certains points, la prostitution est jugée nécessaire, l’opprobre ne concerne en rien ceux qui ont recours aux attentions de ces femmes et de ces hommes qu’ils paient.
La Bible pour sa part s’oppose à la perpétuation en toute bonne conscience de la prostitution (qui signifie pour ses porte-parole une infidélité envers Yahvé), donc de la prostitution dite sacrée. Quant à celle qui existe partout ailleurs, s’il est défendu aux femmes du peuple hébreu de s’y livrer, elle est admise quand ce sont des étrangères qui en font commerce. De fait, plus peut-être que la dimension « amorale » (?) de l’acte, c’est le risque pour ceux qui y recourent d’être dépouillés de leur argent et de leurs biens qui constitue la principale menace. Mais Jésus-Christ montrera une très grande indulgence envers Marie-Madeleine, pécheresse repentie. Aux pharisiens qui se targuent d’une soumission scrupuleuse à la loi, il déclare : « les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu » (Matthieu, 21, 31).
Par la suite, les pères de l’Église jugeront, comme d’autres, la prostitution nécessaire, ou du moins inévitable. En faisant un saut dans le temps on peut citer Saint Augustin (354-430) affirmant : « Les lupanars sont semblables à des cloaques qui construits dans les plus splendides palais, détournent les miasmes infects et assurent la salubrité de l’air. » (De Ordine, lib. II, cap. XIII).