Mesurer la fraude fiscale : pourquoi ?
L’ampleur de la fraude fiscale est par définition difficile à estimer, puisque les fraudeurs dissimulent leur activité autant que leurs revenus, et ne répondent évidemment pas aux éventuelles enquêtes statistiques qui porteraient sur la dissimulation au fisc...
Pour autant, les contrôles effectués par les services fiscaux peuvent, par extrapolation de l’échantillon, permettre d’appréhender le phénomène. Cette méthode présente cependant un biais notable : les contrôles ne sont que rarement diligentés au hasard, et les services concernés tiennent compte dans la programmation de leurs travaux d’un faisceau d’indices qui les orientent vers les entreprises ou les secteurs à risques. Le contrôle est d’autant plus efficace que les services procèdent par exemple sur dénonciation, et le risque statistique serait grand d’élargir le résultat des contrôles à l’ensemble des acteurs.
Il est pourtant nécessaire d’avoir une idée précise de l’ampleur de la fraude, au moins pour envisager les politiques de lutte afférentes, et pour mesurer leur efficacité. Peu importe d’ailleurs que la méthode d’évaluation présente des limites, si elle permet de mesurer l’évolution du phénomène de fraude : l’intérêt est de savoir si la fraude progresse ou si la politique de lutte est efficace, plutôt que de connaître le montant exact qui échappe au fisc.
Enfin, une approche affinée de la fraude, par secteurs ou régions concernés, permettrait de rendre plus efficaces les politiques locales de lutte, en orientant mieux les contrôles.
Mesure de la fraude : portée et limites des approches traditionnelles
Les méthodes habituelles d’évaluation de la fraude fiscale, dites « méthodes directes d’évaluation » pratiquent par extrapolation de données connues, en provenance de l’administration fiscale notamment. Quatre méthodes couramment utilisées coexistent, qui présentent certaines limites. Dans son rapport annuel de mars 2007 consacré à la lutte contre la fraude sociale et fiscale, le Conseil* des prélèvements obligatoires a développé une méthodologie propre d’analyse, qui fournit les derniers chiffres disponibles en la matière.
Il est tout d’abord possible d’estimer la fraude fiscale en procédant par enquêtes. Des questionnaires sont adressés à une population représentative. S’ils peuvent, en théorie, apporter une information fine, en étant suffisamment détaillés, ils restent cependant soumis aux limites classiques des questionnaires : le taux de non-réponses est élevé, et le sondé n’est pas forcément honnête dans ses réponses.
Le refus de répondre ou de coopérer est nettement plus marqué dans toutes les enquêtes qui portent sur un comportement répréhensible ou illégal. Ainsi, le biais est tel que les enquêtes sur la fraude ne sont peut-être pertinentes que si elles ne s’adressent qu’aux contribuables fraudeurs identifiés, qui en outre accepteraient de répondre honnêtement...
Une deuxième méthode d’approche directe consiste à extrapoler les résultats des contrôles fiscaux. À partir de l’échantillon
contrôlé, et compte tenu des fraudes identifiées, il est possible d’estimer une fraude théorique nationale, et les coûts associés.
Mais pour être efficace, cette méthode exige un retraitement très fin des contrôles. Ceux-ci ne sont en effet pas diligentés au hasard, mais sont orientés vers certaines catégories de contribuables identifiées comme proportionnellement plus fraudeuses, ou peuvent résulter de dénonciations par exemple. Il conviendrait donc de retraiter les résultats des contrôles fiscaux, pour tenir compte de la sur-représentation a priori de fraudeurs dans l’échantillon, ce qui paraît difficile.
Enfin, les contrôles fiscaux ne prennent pas en compte les fraudeurs qui ont organisé une totale invisibilité fiscale, et qui sont les plus gros contributeurs à la fraude globale.
Une autre approche est liée à l’observation des anomalies statistiques dans les comptes nationaux. Il est possible, à partir des comptes nationaux, d’estimer la part des différents impôts et taxes qui devraient revenir à l’État. Tout écart par rapport à cette norme statistique pourrait s’analyser comme ressortant de la fraude.
Cette méthode est intellectuellement séduisante, et performante, dès lors que le pays concerné dispose d’un système comptable d’une qualité suffisante. Elle a cependant l’inconvénient de son caractère global : tous les écarts entre les sommes théoriquement dues et les montants réellement versés ne sont pas liés à la fraude. D’autres paramètres interviennent, dont notamment les erreurs de bonne foi. En outre, si les montants globaux sont correctement approchés, l’analyse n’est pas suffisamment fine pour mettre en évidence les mécanismes de fraude, ce qui ne contribue pas à la lutte contre le phénomène.
Cette méthode est utilisée pour estimer les fraudes à la TVA notamment. L’INSEE évalue dans la base 2000 cet écart à 8,1 milliards d’euros.
La quatrième méthode est celle retenue par l’INSEE, qui combine une approche assise sur les résultats des contrôles fiscaux et sur l’analyse des écarts.
Dans le cadre de ses travaux de comptabilité nationale, l’INSEE est amené à corriger les biais et approximations dus à la fraude fiscale sur les estimations des productions et valeurs ajoutées des secteurs marchands non agricoles et non financiers.
Trois types de fraudes sont analysés à cette fin :
– les dissimulations de recettes des entreprises régulièrement enregistrées,
– l’écart entre la TVA théorique calculée dans les comptes nationaux et le montant réellement perçu par les services fiscaux,
– la production non déclarée (travail « au noir »).
Cette dernière méthode d’approche directe, si elle est la plus robuste, est cependant limitée dans son essence même : son objectif premier est bien de fiabiliser les données de la comptabilité nationale. Elle permet d’appréhender le manque de recettes fiscales, mais en ne prenant comme base que le chiffre d’affaires. L’estimation de la fraude à la TVA qui en découle est satisfaisante. Mais elle ne saurait évaluer d’autres impôts fraudés, qui résulteraient d’une majoration irrégulière des recettes pour minorer l’impôt sur les sociétés par exemple.
L’analyse du Conseil des prélèvements obligatoires
Dans son rapport de mars 2007 relatif à la fraude aux prélèvements obligatoires et à son contrôle, le Conseil* des prélèvements obligatoires propose une fourchette d’irrégularité et de fraude comprise entre 29 et 40 milliards d’euros.
La méthode retenue par le Conseil des prélèvements obligatoires part des travaux réalisés par la direction générale des impôts, fondés sur une approche statistique directe. Le Conseil insiste sur le caractère estimatif des chiffres qu’il propose : « le résultat fourni (...) n’est (...) qu’une première estimation qui ne demande qu’à être affinée et même contestée par des travaux ultérieurs d’ampleur plus importante ».
La préoccupation essentielle du Conseil consiste à limiter le biais dû aux ciblages des contrôles. Dans la mesure, en effet, où les services fiscaux orientent leurs contrôles vers les secteurs ou les types de contribuables a priori plus susceptibles de frauder, le taux de fraude extrapolé des données des contrôles doit être retraité pour être appliqué à l’ensemble de la population.
Les services fiscaux – et sociaux car le Conseil des prélèvements obligatoires s’intéresse également à la fraude aux cotisations sociales – retiennent le critère de la taille de l’entreprise comme essentiel pour l’appréciation du risque de fraude. Les entreprises fraudent – statistiquement – d’autant plus qu’elles sont importantes. La probabilité qu’une entreprise contrôlée soit redressée croît donc avec sa taille : 44 % pour les très petites entreprises (TPE), 72 % pour les petites et moyennes entreprises (PME) et 88 % pour les grandes entreprises.
D’autres critères entrent en jeu pour estimer le risque de fraude d’une entreprise, dont notamment le secteur d’activité, la structure de l’entreprise et de son actionnariat. Pour autant, le fait de répartir les entreprises en classes dites « homogènes » par le Conseil des prélèvements obligatoires, puis d’estimer la fraude à partir des résultats extrapolés de chaque strate ainsi définie, limite le biais dû au ciblage des contrôles.
Cette méthode, qui a permis au Conseil des prélèvements obligatoires de donner une estimation de la fraude tout en contenant la durée de ses investigations, ne prend toutefois qu’imparfaitement en compte les irrégularités liées à une dissimulation totale d’activité, dans la mesure où l’entreprise invisible ne peut être incluse dans une des catégories connues.
Au terme de ses estimations, le Conseil indique un montant global d’irrégularité et de fraude compris entre 29 et 40 milliards d’euros, soit 1,7 à 2,3 % du produit intérieur brut. Ces chiffres concernent la fraude fiscale, mais également sociale (voir tableau, infra, page 10).
En raison de la méthode retenue, ce tableau mentionne les montants de prélèvements éludés, compte non tenu des activités dissimulées. À cet égard, les chiffres présentés seraient plutôt minorés.
Toutefois, dans la mesure où le chiffrage part des redressements, il agrège les fraudes avérées, mais également les irrégularités commises en toute bonne foi. Les deux motifs de redressements ne sont en effet pas clairement distingués dans les chiffres des services fiscaux, et la frontière entre les deux est très floue et tient largement à la bonne foi dont saurait faire preuve le chef d’entreprise.
Mesures et ampleur de la fraude fiscale : comparaisons internationales
Les administrations fiscales étrangères ont réalisé, ou financé, des analyses statistiques et macro-économiques beaucoup plus fouillées que celles qui sont disponibles en France.
L’INSEE évalue la fraude fiscale en redressant des données considérées comme erronées ou à tout le moins biaisées. Dans d’autres pays de l’OCDE, d’importants travaux de recherche ont été menés pour évaluer le respect volontaire, par les contribuables, de leurs obligations fiscales (la compliance de la littérature anglo-saxonne). A contrario, ces études permettent de mesurer la non-compliance, et donc d’évaluer précisément la fraude fiscale.
Le programme le plus ambitieux en la matière, et l’un des premiers, a été mené par les services fiscaux américains dans les années soixante. Il s’agit du Taxpayer compliance measurement program, dont les données étaient issues d’un tirage aléatoire, ce qui éliminait le biais qui consiste à évaluer la fraude à partir des redressements effectués sur les fraudeurs avérés. Ce programme pluri-annuel s’appuyait sur un échantillon de 100 000 dossiers la première année, puis 50 000 les années suivantes, et actualisait ses données à partir de 26 000 dossiers par an en vitesse de croisière. Il a ensuite été remplacé par un programme de recherche national (National Research Program) plus léger.
Cette initiative américaine a promu la notion de tax gap (différentiel fiscal), qui mesure l’écart entre les sommes recouvrées par l’administration fiscale et celles qu’elle aurait dû percevoir. Diffusé dans plusieurs États américains, ce concept a essaimé au Royaume-Uni, en Suède, au Canada, en Nouvelle-Zélande, mais aussi aux Philippines ou encore au Brésil.
La notion de gap a été adaptée par plusieurs pays européens pour mesurer l’écart entre la TVA théorique et la TVA perçue, cet enjeu étant bien plus important en termes financiers que la fraude à l’impôt sur les sociétés ou le revenu des particuliers. Le Royaume-Uni va plus loin puisqu’il mesure en outre un gap sur les crédits d’impôts en faveur des familles, ainsi que sur les taxes relatives aux tabacs et alcools.
Les définitions du champ de la fiscalité et les méthodes d’estimation de la fraude diffèrent trop d’un pays à l’autre pour que puissent être publiées des comparaisons internationales en la matière. À défaut de pouvoir mesurer la fraude fiscale dans les pays de l’OCDE, on peut approcher l’idée en comparant les redressements moyens effectués suite à contrôle. Ces chiffres permettent une approche comparative du civisme fiscal des citoyens concernés, dès lors que l’on considère que l’efficacité des services fiscaux est partout identique.
Pays |
Nombre de contrôles |
Montant des redressements par rapport aux recettes fiscales totales (en %) |
Belgique |
41 900 |
1,95 |
Canada |
304 707 |
4,04 |
Danemark |
216 710 |
3,39 |
France |
51 964 |
3,04 |
Allemagne |
499 551 |
4,46 |
Grèce |
36 046 |
8,80 |
Italie |
228 337 |
23,27 |
Pays-Bas |
62 000 |
1,99 |
Nouvelle-Zélande |
31 500 |
2,07 |
Royaume-Uni |
439 349 |
0,69 |
Portugal |
86 436 |
6,66 |
Espagne |
801 352 |
4,13 |
Source : OCDE, « L’administration fiscale dans les pays de l’OCDE et dans certains pays hors OCDE », Informations comparatives, 2006.